Lorsque le financement s’arrête : la Banque mondiale, le Tchad et divers degrés d’engagement
Les enseignements tirés des évaluations montrent l’intérêt de poursuivre les activités analytiques même lorsque le soutien financier direct est interdit.
Les enseignements tirés des évaluations montrent l’intérêt de poursuivre les activités analytiques même lorsque le soutien financier direct est interdit.
By:Après dix ans d’amélioration de la stabilité politique, le Tchad a connu un retour en arrière surprenant en 2021 engendrant une réévaluation de la manière dont la Banque mondiale travaille avec ce pays. La politique opérationnelle (OP) 7.30 de la Banque mondiale sur les relations avec les gouvernements de facto est déclenchée lorsqu’un « gouvernement de facto » arrive au pouvoir d’une manière qui n’est pas prévue par la Constitution du pays, comme un coup d’État, une révolution ou une suspension de la Constitution, ou en cas d’absence de gouvernement. Lorsque la procédure OP 7.30 est déclenchée, la Banque mondiale suspend ses versements aux projets en cours. Cette suspension dure jusqu’à ce que la Banque mondiale estime qu’un cadre juridique adéquat est en place et que toutes les parties ont rempli leurs obligations comme convenu avec la Banque mondiale.
Le Groupe indépendant d’évaluation (IEG) a récemment évalué l’engagement du Groupe de la Banque mondiale au Tchad entre 2010 et 2020. Sur cette période, la Banque mondiale a suspendu trois fois les versements et les nouveaux prêts au pays. La première suspension s’est produite en janvier 2006, lorsque l’utilisation des revenus du pétrole convenue dans le cadre du projet de soutien de la Banque mondiale à l’oléoduc Tchad-Cameroun (approuvé en juin 2000) a donné lieu à des désaccords. Cette suspension a été prolongée en raison d’attaques menées par les rebelles contre la capitale en 2008, qui ont entraîné la fermeture temporaire du bureau de la Banque mondiale. En janvier 2009, le bureau de N’Djamena a rouvert, et les prêts ont repris après le remboursement à la Banque mondiale en 2008 du solde relatif au projet d’oléoduc et des crédits correspondants pour un montant de 66 millions d’USD. En mai 2010, l’octroi de nouveaux prêts a repris à la suite d’une note de stratégie intérimaire pour la période 2010-2012.
Selon l’évaluation du programme pays menée par l’IEG, la reprise des prêts en 2010 et le succès des opérations initiales au Tchad ont été entravés par l’absence d’analyses stratégiques et de qualité visant à orienter la conception des projets, à cibler les efforts de renforcement des capacités et à identifier les besoins et les conditions préalables les plus critiques pour avoir un impact en matière de développement (notamment l’adaptation au paysage politique en constante évolution). En effet, la stratégie intérimaire de la Banque mondiale reposait largement sur des analyses produites par des partenaires du secteur du développement, principalement la Banque africaine de développement et l’Union européenne. Cette approche était nécessaire compte tenu du manque de continuité et de mémoire institutionnelle à la Banque mondiale, en raison du fait que de nombreux membres du personnel avaient changé d’affectation lors de la suspension des opérations.
Bien que les activités analytiques et techniques aient recommencé à la reprise des prêts, ce retard a eu pour conséquence l'absence de constatations et de recommandations lors de la phase cruciale de réflexion sur la meilleure manière de se réengager au Tchad. Si une approche plus stratégique des activités analytiques et diagnostiques avait été adoptée, qui aurait pu se poursuivre malgré la suspension des versements et des nouveaux prêts, la Banque mondiale aurait pu disposer d’une feuille de route avec une meilleure définition des priorités lorsque les relations sont revenues à la normalité. Le recours de la Banque mondiale aux analyses des partenaires du secteur du développement pour orienter la stratégie intérimaire était une collaboration louable, mais ne remplaçait pas pleinement les analyses menées par la Banque mondiale dans les domaines où elle disposait d’un avantage comparatif.
La Banque mondiale a lentement renforcé les activités analytiques lors de la seconde moitié de la période d’évaluation. Lorsque des analyses étaient disponibles en temps opportun, elles ont permis d’orienter la définition des priorités, le dialogue politique et l’élaboration d’interventions plus efficaces. Ce fut particulièrement le cas des projets de la Banque mondiale dans le domaine de la protection sociale approuvés en 2016.
Cela étant dit, en matière d’analyse, plus n’est pas toujours synonyme de mieux. Dans une situation où les ressources sont limitées, comme c’était le cas au Tchad, il convient d’adopter une approche stratégique des activités analytiques et de coordonner la définition des priorités pour les aligner sur les capacités d’absorption des autorités du pays et pour assurer un contrôle adéquat de la qualité.
Lorsqu’un pays est soumis à la procédure OP 7.30, la Banque mondiale n’approuve généralement pas de nouvelles opérations. Cependant, il peut y avoir des exceptions, car la Banque mondiale étudie minutieusement divers éléments. Par exemple, bien que le Soudan soit actuellement soumis à la procédure OP 7.30 à la suite du coup d’État militaire d’octobre 2021, la Banque mondiale a répondu aux besoins urgents de la population en travaillant par l’intermédiaire de tiers pour apporter un soutien indispensable sans être perçue comme légitimant le gouvernement de facto actuel.
La suspension des versements au titre de la procédure OP 7.30 peut aller de plusieurs mois, comme au Tchad (d’avril 2021 à juillet 2021), à plusieurs années, comme à Madagascar (2009-2014). Ces dernières années, la procédure OP 7.30 a été déclenchée pour des pays tels que la République centrafricaine, le Tchad, le Niger, le Mali, Madagascar, le Myanmar, la Guinée-Bissau, le Soudan, le Yémen et, plus récemment, le Burkina Faso. De même, de longues pauses dans l’engagement de la Banque mondiale ont lieu lorsque des pays ont des arriérés de remboursement à la Banque mondiale, comme c’était le cas pour la Somalie et le Soudan et comme c’est toujours le cas pour le Zimbabwe.
Pays soumis à la procédure OP 7.30 de la Banque mondiale ces dix dernières années:
La sortie de la procédure OP 7.30 est souvent décrite comme un « réengagement » dans le jargon de la Banque mondiale, mais ce terme est inapproprié. Il est rare que la Banque mondiale se désengage totalement des pays soumis à la procédure OP 7.30, et même des pays qui ont des arriérés. Les activités analytiques et diagnostiques se poursuivent généralement et peuvent jouer un rôle essentiel lors de la détermination des priorités et des obstacles relatifs au processus de réforme lorsque les relations reviennent à la normalité. Bien que la procédure OP 7.30 ou les arriérés limitent les ressources que la Banque mondiale peut mobiliser en soutien au développement et aux réformes à plus long terme, des sources de financement extérieures telles que les fonds d’affectation spéciale peuvent apporter une flexibilité importante permettant à la Banque mondiale de rester « engagée ».
La reprise des prêts s’accompagne souvent d’un rôle de précurseur, comme cela s’est produit au Niger et à Madagascar, où la sortie de la procédure OP 7.30 a convaincu d’autres partenaires du secteur du développement de se réengager peu de temps après. De même, en République centrafricaine, la reprise des prêts de la Banque mondiale a restauré la crédibilité du gouvernement et mobilisé d’autres ressources pour ce pays en difficulté.
La récente évaluation de l’IEG sur l’engagement de la Banque mondiale dans les situations de conflit a montré que les opérations d’urgence de la Banque mondiale en République centrafricaine, en Guinée-Bissau, au Mali, au Niger et au Yémen étaient souvent très efficaces pour maintenir les services essentiels. Toutefois, la précipitation nécessaire avec laquelle elles étaient préparées, souvent sans le soutien d’analyses solides, augmentait les risques d'effets indésirables (p. ex., l'exacerbation des facteurs de conflit). Inversement, à Madagascar, le coup d’État qui a déclenché la procédure OP 7.30 a conduit la Banque mondiale à renforcer ses activités analytiques et à mieux comprendre les causes de l’instabilité politique. Cet effort a servi de base aux considérations stratégiques et opérationnelles qui ont précédé le retour à la normalité des relations et la reprise des financements directs.
Ces cas reflètent un enseignement clé de l’évaluation du programme pays pour le Tchad : la qualité et le ciblage des analyses réalisées avant la reprise des financements accroissent l’efficacité du soutien de la Banque mondiale aux pays qui sortent d’un statut où le financement n’était pas possible. En outre, étant donné que le moment de la reprise des financements est par nature incertain, les investissements dans un suivi continu et dans des diagnostics bien ciblés sont potentiellement très rentables.
Photos : dk_photos, Getty Images
Jeff Chelsky est Directeur en charge de l’Unité de gestion économique et des programmes nationaux (Economic Management and Country Programs Unit) de l’IEG.
Sengphet travaille sur des évaluations de programmes thématiques et de pays axées sur les questions sociales, de développement humain et macro-économiques. Avant de rejoindre le Groupe de la Banque mondiale, elle a travaillé sur le développement rural et agricole dans son pays d'origine, le Laos, et dans la région de l'Asie du Sud-Est. Sengphet est titulaire d'une maîtrise en développement international de la School of International Services de l'American University.
Mees van der Werf est économiste à l'IEG (Groupe indépendant d’évaluation). Outre la macroéconomie, il travaille principalement sur les conflits, le genre et la gestion des ressources environnementales. Avant de rejoindre la Banque mondiale, Mees a travaillé pour le PNUD et pour une ONG locale en Inde sur le genre et la gestion communautaire des conflits. Il est titulaire d'une maîtrise en économie et gestion des conflits de la School of Advanced International Studies de l'Université Johns Hopkins.
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