Parfois, dans les situations de conflit, « continuer à faire tourner la machine » peut être considéré comme une avancée. Dans ces situations, réussir simplement à conserver les acquis en matière de développement peut avoir des effets importants. Mais ces « effets » peuvent passer inaperçu dans les systèmes d’évaluation de la performance conçus pour évaluer les résultats de l’aide au développement dans des conditions normales. Ainsi, seul 18 % des pays en situation de fragilité, de conflit et de violence répondent aux Objectifs de développement durable (ODD) relatifs aux besoins fondamentaux. On observe cependant dans ces pays de nombreux résultats tangibles et intangibles — concernant la légitimité, la paix et la sécurité — qui échappent aux systèmes d’évaluation classiques. Ces résultats peuvent aussi être difficiles à mesurer.

Deux cas illustrent les défis liés d’une part à l’évaluation et à la compréhension de la différence entre les résultats atteints globalement et les objectifs fixés, d’autre part à l’importante cruciale d’évaluer les effets à la fois des résultats attendus et non attendus dans des situations de conflit très instables.

En 2017, la Banque mondiale a mis en place des procédures de décaissement rapide pour apporter un soutien budgétaire à l’État tchadien en difficulté. Selon l’une des mesures, les résultats de cette opération ont été médiocres : la réduction de la masse salariale de la fonction publique n’a pas atteint les objectifs fixés et il y a eu d’importants retards pour assurer le contrôle des entreprises publiques et le gel des exonérations fiscales. Toutefois, l’opération est reconnue à juste titre comme ayant contribué à consolider la situation budgétaire du pays, dans le contexte d’une forte dégradation de la situation sécuritaire le long des frontières avec le Nigeria et le Cameroun, à cause de Boko Haram, et d’une situation détériorée le long des frontières avec la Libye, la République centrafricaine et, dans une moindre mesure, le Soudan. Selon le rapport sur les résultats du projet, l’incapacité à résoudre les difficultés budgétaires aurait pu entrainer « une crise sociale, sécuritaire et humanitaire plus large, dans la mesure où la détérioration de la situation sécuritaire au Tchad pourrait avoir des conséquences funestes sur la situation économique et sociale de la région, déjà fragilisée, et potentiellement un coût très élevé à long terme. »

En revanche, en Colombie, le programme de transferts conditionnels de fonds (TMC) de la Banque mondiale, Familias en Accion, dont le résultat a été considéré comme « satisfaisant » pour avoir réussi à augmenter la fréquentation scolaire et la consommation alimentaire selon les objectifs fixés, a aussi contribué à augmenter les violences commises par les rebelles. Alors que les résultats attribuables aux programmes TMC ont été communiqués et évalués par rapport aux objectifs fixés, les résultats non attendus ne l’ont pas été. Dans certaines municipalités, les subventions destinées à lutter contre la pauvreté ont favorisé le partage d’informations avec le gouvernement, renforçant ainsi son contrôle sur ces territoires et poussant les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) à recourir davantage à la violence indiscriminée pour reconquérir les territoires perdus. De la même manière, aux Philippines et ailleurs, l’aide au développement a favorisé la prédation et le pillage des ressources des projets (voir par exemple, Berman et al. 2012Wood 2014) et a entrainé des actes de sabotage en amont dans le but de conserver des subventions qui seraient susceptibles d’être suspendues du fait de tels projets (Crost, Felter et Johnston, 2014), augmentant ainsi les actes de violence commis par les rebelles.

Redéfinir notre conception de l’atteinte des objectifs dans des situations de conflit.


L’efficacité des projets de développement est évaluée, à juste titre, par des indicateurs fondés sur les résultats. L’objectif est de s’assurer que les projets sont conçus et mis en œuvre de manière à permettre l’utilisation des ressources limitées de façon rationnelle et efficace. Cependant, comme l’indiquent les précédents exemples, lorsque l’on intervient dans des pays affectés par des conflits, l’évaluation des résultats des projets par rapport à leurs objectifs explicites peut occulter les retombées attendues, mais aussi non attendues, qu’elles soient positives ou négatives. Les objectifs de développement d’un projet doivent effectivement être réalistes et clairement définis, mais l’évaluation des effets ou de la performance par l’usage mécanique des critères d’évaluation risque de fournir une image déformée de la réalité.

Parfois, le seul fait d’intervenir dans des situations de conflit peut générer des résultats positifs et importants. Il s’agit notamment de signaler à la communauté nationale et internationale que le pays accueille les entreprises ou qu’il continue à fournir des services publics aux plus vulnérables, ou simplement, comme mentionné précédemment, de « continuer à faire tourner la machine ». De plus, dans les situations de conflit, caractérisées par des institutions fragiles et des dynamiques de pouvoir labiles, des résultats non attendus peuvent être atteints en même temps que les objectifs du projet. Dans ce type de situations, davantage que dans d’autres contextes, les partenaires de développement doivent identifier et comprendre les ressorts du conflit pour atténuer le risque d’exacerber les clivages sociaux ou d’attiser les flammes du conflit. Ainsi, les résultats secondaires doivent être identifiés et évalués en même temps que les résultats liés aux objectifs explicites du projet.

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